Je me couche à l’ombre d’un pin pour lire un peu, et digérer. Ombre, et petit air qui m’enveloppent. Couleurs azur, turquoise, gris et jaune roche, et vert tendre des pins. Le chant des grillons, et l’odeur des arbres partout. C’est splendide.
Je rejoins un peu plus tard ma plate-forme rocheuse de prédilection, sur la petite falaise qui domine les grottes creusées dans la roche par l’eau et qui regarde du côté de Kavos. Dans un peu plus d’une heure, la lumière sera des plus belles, chaude, douce, légèrement orangée sur toute la colline de pins qui surplombe Kavos. L’eau est incroyablement claire.
Alors que je m’apprête à sortir de l’eau, je vois un groupe de six jeunes, dans les dix-huit ans je dirais, arriver au sommet de la petite falaise.
Ils inspectent méticuleusement les lieux en paraissant très enthousiastes. Mais un peu retenus. Ils descendent peu à peu de mon côté. Il se déplacent comme un troupeau de chèvres, restant groupés mais s’éparpillant gentiment, en marquant des arrêts, sur les différents niveaux de rochers alentour. Je les entends parler français avec un accent de France.
L’un d’entre eux descend jusqu’au bord de l’eau, là où l’accès est rendu facile par de grandes dalles rocheuses plates qui conduisent jusqu’à la mer. Il acquiesce de la tête, pour lui tout seul, car d’où ils sont ses amis ne peuvent le voir. Ou peut-être le fait-il car il est face à moi, encore dans l’eau, sorte de contenance qu’il se donne, et qui laisse penser à son public - à savoir moi qui barbotte - qu’il se prépare quelque chose de plus important qu’une simple baignade pour ce groupe.
Ils semblent tous assez excités par ce qui les attend. Le groupe s’installe au sommet de la falaise. Seul l’un d’eux reste à part. Il paraît plus jeune, et contrairement à ses camardes qui présentent des silhouettes élancées et assez sportives, lui est petit et très rondelet. Un autre, portant une casquette, s’est assis près de lui et reste tranquille tandis que les plus téméraires se sont approchés tout près du vide et semblent chercher à comprendre aussi bien le site rocheux que le fond marin qui s’offrent à eux de leur point de vue.
Au bout d’un moment, le groupe se consulte et semble adopter l’endroit. Les t-shirts volent alors dans les airs, les baskets sont laissées sur le côté. Un gars portant des chaussures en plastique se jette à l’eau en faisant une petite bombe, mais sans grande démonstration. Une fois dans l’eau bleue, il plonge avec ses lunettes, remonte à la surface et une fois la tête hors de l’eau envoie des informations à ses copains quelques mètres plus haut. Ceux-ci les attendaient visiblement avant de tenter quoi que ce soit. Quelques échanges s’ensuivent, questionnant d’éventuelles roches affleurant la surface juste sous la falaise - qui heureusement fait un surplomb, sur la profondeur, et finalement sur la voie à trouver pour sortir de l’eau et remonter: « Ben non, tranquille, tu fais le tour par là,comme le mec là-bas il a fait ». Le mec, c’est moi. Celui qui parle et qui teste la profondeur pour les autres, c’est celui qui était venu dodeliner de la tête en faisant ses repérages quelques instants auparavant.
Et c’est parti. Le groupe est un groupe de plongeurs acrobates. J’apprendrai plus tard qu’ils viennent de Biarritz.
La séquence commence, un, deux, trois plongeons, arrière, vissé, sur le dos, bref je n’ai pas le vocabulaire technique, mais ils s’en sortent pas mal les gars. Ils se corrigent mutuellement, se font des critiques constructives, partagent, échangent, rient, s’amusent et prennent beaucoup de plaisir.
Les premiers dans l’eau cherchent ensuite la voie de sortie et rechignent à emprunter mon passage sur la roche plate couverte de mousse de peur des oursins. Ils braillent donc depuis l’eau à l’intention de leur pote, mais étant plus prêt, je leur réponds moi-même qu’il n’y a pas d’oursins dans la mousse, que c’est ok pour marcher et remonter par là. Identification. Je leur envoie ainsi l’information que je suis francophone. C’est suite à cela que je leur demande, quand ils passent à côté de moi, d’où ils sont.
Au même moment, je vois arriver un kayak bleu avec un très jeune gars dedans qui vient tourner devant les rochers et me fait des grands signes à coups de pagaye en me criant « Salut ! ». C’est le petit aide serveur de la taverne où j’ai mangé hier soir. Celle-là même où j’ai failli aller travailler l’an dernier.
Ce matin il m’a tenu la jambe et taillé la bavette un moment quand je passais devant le bistrot. Il s’ennuie un peu du fait du manque de monde. Il m’a demandé ce que j’allais faire aujourd’hui, plein d’enthousiasme et très souriant. Il était seul sur la terrasse de l’établissement, il a donc pris une certaine assurance n’étant pas sous tutelle, et m’a parlé avec entrain et un souhait marqué d’entretenir un moment la conversation. Exactement comme il l’a vu faire par son patron chaque jour avec les clients. Il était un peu le boss lui-même dans ce moment et a profité du fait que depuis hier soir j’étais devenu un client repérable et connu. On a parlé de vacances, des îles qu’il connaissait. Il a commenté alors comme un vrai grec vieux de la vieille, déjà, avec le « ela, po po po... des plages mais tellement bien! ». Il était tout content d’apprendre que je vivais à Athènes, et m’a demandé où. Lui habite du côté de Venizelos, et il lui reste une année d’école. Après il se cherchera un job m’a-t-il dit. Il a enchaîné ensuite en prenant des airs gaillards et bonhommes pour me dire « ah mais cette année, po pooo, c’est bizarre, il n’y a personne, et pas de filles hein? Et celles qui sont là sont déjà prises hein? Haha! » J’ai dû me tenir pour ne pas rire. Il était touchant! J’ai joué le jeu, comme d’habitude, et j’ai acquiescé par un « À voir ce qu’on voit dans la rue, elles sont toutes prises ouais! », que j’ai ponctué de l’expression nationale ici: « Heee qu’est-ce qu’on peut faire?! » (Τι να κάνουμε;).
Et le voilà maintenant dans l’eau qui me beugle depuis son kayak que c’est trop cool et que je devrais essayer. Je lui réponds, en grec, depuis mon rocher, entre deux phrases en français avec les jeunes types de Biarritz. Deuxième identification. J’adore ce moment. J’y suis. D’ici et d’ailleurs. Et dans les deux langues.
Les gars continuent leurs sauts acrobatiques, avec précaution et réflexion, et même pour certains après une préparation lors de laquelle ils répètent les mouvements de départ et repèrent comment prendre l’élan nécessaire depuis l’un ou l’autre des points de saut qu’ils ont identifiés. J’aime ce côté précautionneux, très « pro » de leur équipe. Je ne sais pas s’ils font partie d’un club, peut-être. Mais en tout cas ces jeunes me rassurent, et la camaraderie palpable entre eux me fait du bien.
Arrivent alors... d’autres jeunes. Dans les pins derrière, par là même où sont arrivés les Français. Une petite troupe en fait. Ils doivent bien être une douzaine, garçons et filles, à peu près dans la même proportion. Ils sont plus jeunes que les plongeurs de Biarritz. Et affirmativement grecs. Je l’entends, et si j’ose dire ça se voit un peu. Ils ont l’air de gosses du village. Ils contrastent de plus avec les gars français car la bande grecque n’a vraiment rien d’athlétique. La plupart d’entre eux semble avoir une bonne maman grecque traditionnelle à la maison et sont donc bien nourris. Tant parmi les filles que parmi les garçons, leur visage et corps montrent également les signes de la fin de l’enfance et du début d’un autre âge, assez indéfini, cet entre-deux que l’on nomme adolescence dans notre culture. Des débuts de moustache encore jamais rasés, des sourires encore appareillés, des formes corporelles parfois peu équilibrées, et tellement de sourires, de joie, et de vie. La petite troupe s’arrête à la lisère des pins.
J’observe depuis en-dessous, sur mon rocher. J’ai donc face à moi les deux groupes.
Un jeune garçon grec, déjà presque obèse, semble être le leader de la troupe. Il s’est arrêté net en voyant que des gens étaient « dans la place », tous les autres stoppant de même derrière lui. Les filles jacassent un peu et les autres gars un peu patauds et lourdauds attendent la suite des opérations en faisant mine de s’occuper d’autres sujets de conversation. Le garçon meneur regarde avec circonspection la plateforme rocheuse occupée par les Français. Il prend son temps.
Je me régale. Ce sont les locaux, à coups sûr. Ils viennent s’éclater comme à leur habitude en faisant des sauts, sauf que voilà, on leur a pris la place.
Il se passe un assez long moment sans que personne ne quitte ce positionnement. Certains plongeurs acrobates, les moins occupés à ce moment par la préparation d’un saut, jettent un ou deux regards du côté des Grecs. Ils ont pris note. Sans plus.
Et tout le monde attend.
Mais attend quoi au juste ?
Les sauts continuent pour les Français. Je vois que le plus jeune qui était resté un peu à part s’est glissé dans une faille des rochers, un peu en contre-bas et s’occupe à prendre des photos frontales des plongeons.
De là où ils sont les Grecs ne peuvent que voir les envolées, mais pas l’amerrissage, ils manquent donc les figures. Ça semble pourtant suffire au chef pour identifier que les occupants du spot de plongeon ne sont pas de simples barboteurs, mais qu’il se passe peut-être quelque chose d’intéressant. Mais peut-être quelque chose qui potentiellement peut le mettre, lui et sa bande, au défi.
La petite troupe, sous l’impulsion du chef, se glisse alors lentement le long de la vieille baraque en ciment qui se trouve derrière moi sur les rochers. En fait, ils s’écoulent en une petite vague, dans un mouvement très liquide et continu qui rappelle totalement celui du poulpe qui déroule ses tentacules à la découverte tatillonne d’un nouvel espace pour se mouvoir.
Les sacs-à-dos tombent, les t-shirts volent, les shorts des filles disparaissent, les baskets et les tongues sont mises de côté.
Un français s’intéresse au mouvement, ou plutôt à une partie de celui-ci comme je vais le comprendre quand il lâche à ses camarades: « Je vous avais dit que les scooters ça attirerait les filles ».
Les Grecs campent sur leur position légèrement en retrait et observent, dans un demi-chahut fait pour avoir l’air de rien. On est bien sur un problème de territoire. C’est éloquent. Je me demande alors si je vais assister à une nouvelle version franco-grecque de la Guerre des boutons.
Les Grecs restent prudents, mais souhaitent clairement récupérer leur place et s’adonner à leurs joutes habituelles. Pourtant personne ne franchit la ligne. Ils sont prêts mais n’y vont pas. Ils pourraient s’en ficher et investir la plateforme de même. Mais non.
C’est alors qu’un français exécute un plongeon particulièrement spectaculaire et réussi. Un saut arrière, vrillé, avec salto et qui finit en entrée dans l’eau sur ses pieds. « Waooo clean, propre il l’a fait! » s’exclament ces coreligionnaires. Et là, les Grecs crient et applaudissent. Ils ont bien vu la performance de leur nouvel observatoire plus rapproché. Du coup, semble-t-il, la troupe se détend un peu, elle se dilue, occupe plus d’espace, un peu en rond, au gré des sous-groupes qui se font et se défont. Quand il remonte, je lâche au plongeur: « Tu t’es fait applaudir par les Grecs, c’est pas rien! » Il rit et content de lui rétorque par un « hééé,
classe ! ».
Le jeune chef grec se met alors en route pour monter sur la plateforme occupée par les Français.
Très discrètement.
Il est vraiment très, très corpulent. Je me demande de quelle manière il va se jeter à l’eau de là-haut et devant tout le monde et, bêtement je l’avoue, j’imagine le ras-de marée qui va s’ensuivre. J’échange deux mots à ce sujet avec deux français qui plongent de l’endroit où je me trouve aussi.
Le Grec se pose parmi les Français sur la plateforme du haut, en leur adressant un timide regard, aussi timidement renvoyé par Biarritz.
Il se tient à un endroit d’où aucun des plongeurs n’a essayé de sauter jusque-là. Hiératique. Un roc sur le roc. Campé et indétrônable dans sa positon.
On sent quelques regards indirects et inquiets de la part des Français sur la plateforme. En fait, je crois que personne ne comprend vraiment ce que va faire le Grec, ce qu’il pense faire là. Il y a comme une tension perceptible. Tout devient très silencieux. Le groupe des Grecs regarde du coin de l’œil leur ami, seul parmi les Français, sur la plateforme du haut. A un certain moment il y a un regard et un geste de synchronisation, ou plutôt d’organisation, entre le leader grec et le plongeur français en positon de départ. On se croirait sur un champ de bataille en Béotie: la grande plaine de Leuctres est plongée dans le silence. Les deux armées se font face. Epaminondas lève le bras et donne à ses hommes le coup d’envoi pour attaquer les Spartiates qui les toisent de l’autre bout de la plaine.
Le Grec fait signe qu’il va y aller. Le Français utilise sa main pour lui confirmer son bon droit et libre passage. Il recule de deux pas de sa position de saut. Tout le monde est arrêté et regarde. Nous sommes plus d’une vingtaine sur les rochers.
Du point le plus haut, environ six ou sept mètres, le Grec se lance et part tête en avant avec un fort élan.
Une rumeur parcourt la petite foule composite sur les rochers. Moi-même, je ne peux réfréner une respiration sonore exprimant ma surprise et un léger effroi de voir partir le garçon si fort et dans cette position. Certaines filles couvrent leur bouche de leur main.
Le Grec a plongé avec une assurance et une souplesse qui force le respect. La tête la première, de cette hauteur, aucun des Français ne l’avait fait.
La tension retombe et fait place à des effusions de joie porteuses de compliments pour le plongeur et exprimant le soulagement général. Les Français participent pleinement à cette acclamation, applaudissant, commentant et suivant du regard le plongeur émérite. Sans pour autant lui adresser aucune parole directe.
Les compteurs sont à zéro. Le respect est mutuel. L’admiration forcée.
Le Grec sort de l’eau, dégoulinant sur la roche, mais ce qui coule le plus sur lui c’est son sourire. Simple, pur, fier, authentique.
A partir de là, c’est la fête. Les Grecs établissent leur camp sur la plateforme du bas, laissant la plus haute à l’équipe de Biarritz. Et ils se lâchent. Ils se poussent, sautent, plongent, encouragent ceux qui craignent de plonger, crient, et tout le monde y va.
Je complimente le Grec quand il repasse près de moi sortant de l’eau, et en profite pour vérifier si ce que je pense est juste: ce sont bien les ados du village.
Les Français continuent leurs performances un moment. Mais il n’y a plus vraiment d’interactions entre les deux groupes. Plutôt une cohabitation respectueuse. Mais distante. Le partage de territoire étant fait, les Grecs sont tout à leur fête et ne s’intéressent plus guère aux plongeurs étrangers. Ils vivent ce moment entre eux. De manière assez hermétique, en fait.
L’espace eau devient très peuplé, et les plongeurs de Biarritz semblent moins à l’aise. Quelques instants plus tard, alors que je m’en vais, je les vois nager plus à l’est pour gagner un autre ponton beaucoup plus bas celui-ci.
Il n’y a pas eu échange. Les deux groupes n’ont pas créé quelque chose de leur rencontre. Ils ne se sont pas parlés. Ils se sont mesurés, respectés par l’entremise d’une brève communion. Celle du saut dans la mer. La rencontre s’est faite car l’occupation du territoire l’imposait. Et elle s’est faite diplomatiquement. Mais ils n’ont pas communié jusqu’à l’échange de connaissances, le partage des techniques, l’intérêt ou la curiosité mutuelle.
Je reste néanmoins totalement admiratif du professionnalisme et du souci de sécurité des plongeurs techniques français, et également totalement admiratif de la stratégie du leader grec et de la communion festive - tellement gréco-grecque - qui a suivi le succès de son opération.
Je m’enthousiasme à l’idée d’écrire la scène des « gangs de plongeurs ». Je m’y mets sur mon balcon. Et je poursuis plus tard sur une petite table carrée au bord de l’eau avec une assiette d’imam et une bière Saronic. Le croissant de lune et les étoiles brillent au-dessus de moi. Le bruit des petites vagues, la mer est calme encore ce soir, et en face de moi les lumières du petit port et de la chapelle. Je ne peux pas dire mon bonheur. De toutes les tables de la taverne en plein air, seules quatre sont occupées. Depuis la fin du week-end, l’île ne s’est que très peu repeuplée. Honte à moi, mais c’est paradisiaque dans ces conditions. Je suis privilégié.
Vous qui me lisez, un grand merci.
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Je travaille à un projet d'écriture que je souhaite rendre publique. Votre regard de lecteur m'importe donc particulièrement. Bien à vous, jmi pop et grapsimo.
J’ai beaucoup aimé ce texte. Pendant la lecture, c’est « comme si on y était »! On se sent dans le décor, assis sur les rochers. Belle rédaction :-)